J’aime la facilité qu’ont les Américains à parler aux inconnus. Dans la rue, devant les supermarchés, aux feux rouges et même parfois sous la douche… C’est fou de pouvoir aborder les gens sans cette barrière que l’on rencontre en Europe de l’ouest. C’est l’esprit « win-win » comme dirait Mathieu, notre hôte français de San Francisco. Tu m’intrigues avec ton vélo, je viens te parler. Tu as sûrement quelque chose à m’apprendre. L’autre est porteur d’un savoir, ou du moins, d’une réponse à une question. Au Népal, en Chine, on parlait du “white watching”. Ici c’est le ” foreigner talking “.
De la sorte, on rencontrera :
Harry Harry, 70 ans, cycliste à un bras (l’autre étant resté à la guerre) nous rencontre au supermarché discount de Crescent City. Intrigué par nos vélos, il nous parle de son Amérique qui lui fait honte, cette Amérique qui ne parle qu’une langue, qui n’a jamais accepté le système métrique et qui fait la guerre partout dans le monde. Il nous souhaitera bon voyage en retirant son dentier pour le remuer en l’air façon salut de la Reine Elisabeth.
Jean-Guy et Viviane, francophones super sympas du Nouveau-Brunswick, viennent nous aborder pendant que je me savonne les aisselles au dessus de la bouche d’évacuation du seul robinet du camping « environnemental » Westport-Union. Caroline maintient la vache à eau (froide) comme elle peut sur le piquet. Elle galère, moi je grelotte et eux nous parlent de leur combat pour faire respecter le Français comme langue nationale au Canada, de leur voyage en méga camping-car sans concession de confort et, pendant que je me lave le bas du dos, ils finissent par nous apprendre les meilleurs gros-mots de la côte-est Francophone.
Mais c’est aussi, Aimee, Casey et leur jolie petite princesse que l’on rencontre au camping de la Péninsule Olympique. Lorsque je monte la tente et que Caroline se rend compte que le repas du soir ne sera composé que de nouilles à l’huile faute de mieux dans nos réserves, on les voit arriver à vélo pour nous offrir 1 kilo de pinces et pattes de tourteaux, fraichement péchés et cuits par leurs soins pendant leur weekend camping au bord de la mer. C’est la magie du voyage, tout peut basculer en un instant.
Ou finalement, alors qu’on se reposait le derrière à l’ombre des grands sapins de l’Oregon une mamie, gardienne d’un village de mobile-homes, viendra nous offrir de l’eau fraiche et des Mister Freeze « for energy ! » en nous recommandant de faire attention sur la route.
C’est sûr que parmi les Américains, 315 millions, il y a de la diversité ; des exceptions.
C’est sûr que l’on trouvera aussi le gros de 230 kg qui gare mal sa Toyota des années 2000 sur le parking de Walmart, qui marche péniblement les 15 mètres jusqu’aux portes automatiques pour se laisser tomber sur le siège d’un chariot motorisé, tel un veau de mer qui se fait rebondir sur le sable avant d’atteindre l’eau. Il poussera la manette du chariot jusqu’au rayon des donuts qu’il achètera par douzaine avec ses bons alimentaires délivrés par l’Etat à près d’un sixième de la population. C’est une forme d’évolution. Celui là, non, il ne nous parlera pas trop, il a le regard vitreux qui ne s’arrête plus. Il a beau manger autant que son anneau gastrique fendu le lui permet, il est triste comme une tartine tombée du mauvais côté.
Il y a aussi les drogués à la méta-amphétamine qui eux, n’ont même pas besoin d’un interlocuteur pour parler, pleurer ou hurler tout en poussant leur chariots crasseux entre les Prius des écolos et les F350 des rednecks… l’Amérique, le pays de tout les extrêmes. Eux, c’est la colère sans limite qu’on lit dans leurs yeux.
Et puis il y’a ce mec en 4×4 qui ne comprend pas pourquoi y’a tout ces connards de touristes à vélo qui le font chier dans leur trajet maison-boulot-club de tir. De quel droit on emprunte SA route ? Et puis il n’a pas le temps. Mais il faut le comprendre. 2 semaines de vacances annuelles amputées de 5 jours par son arrêt maladie lorsqu’il a dû faire ses examens pour son coeur qui ne tiendra jamais jusqu’à la retraite. De toute façon, il n’a pas d’assurance pour payer. Alors, on se pousse et on respire bien fort les gaz d’échappement noirs qu’il nous crache à la figure, ainsi que son majeur tendu, comme seuls langages en sa possession. Pas besoin de parler américain.
Il faut avouer que cette facilité de parler peut-être parfois déconcertante. Et de façon anecdotique, la sacrosainte formule de politesse du « bonjour » n’est absolument pas suivie ici. Après tout, pourquoi pas, c’est comme demander « ça va? », de toute façon personne n’écoute jamais la réponse…
Ici, il me semble que la parole est libérée. Tu veux parler, tu parles. Pas de règles, pas de contrainte. Après tout l’Amérique n’est elle pas le pays de la liberté ?
Enfin, d’après moi, la liberté en Amérique, ils en font des statues et pis c’est tout. Ça s’arrête là. Offerte par la France, la Statue de la Liberté se libérerait bien de sa torche et de sa tablette pour montrer du doigt cette Amérique où leur seule liberté est de consommer. Libre d’acheter de l’eau plus cher que le Coca, libre de payer ton burger-frites moins cher qu’une livre de tomate, libre d’appartenir à un système qui te rend énorme jusqu’à en crever, libre de manger ton « camembert » au lait pasteurisé dégueulasse made in Floride, libre de vivre dans un monde aseptisé à la farine enrichie et au jus d’orange aux vitamines synthétiques, libre de surveiller tes voisins et de les dénoncer au shérif, libre d’aller voir un film américain au cinéma (ah bon ? vous avez fait autre chose qu’Amélie Poulain vous les Français ?), libre de passer pour un asocial si tu n’appartiens pas à une communauté et de prêter ton garage pour la tenue d’activités caritatives le dimanche après-midi, libre d’arroser ta pelouse en période de restriction d’eau, libre de sertir ta belle propriété d’un panneau « No trepasing, trespasors will be prosecuted», libre de rayer la théorie de l’évolution des manuels scolaires, libre d’envoyer tes fils (se faire) tuer dans une guerre de l’autre coté du monde pour pérenniser un monde unipolaire… Moi, c’que j’en pense, c’est que leur liberté, c’est comme leur statue, c’est vachement beau quand on regarde de loin, mais à l’intérieur c’est tout vide.
Pourtant, en Amérique, libres, on a jamais aussi bien roulé. Le vent dans les cheveux, on a enchainé les kilomètres sans autre moyen que le Brompton. Ça fait du bien de consommer son voyage comme un gros sandwich. Un sandwich de 2000 km. Vancouver/ San Francisco, sûr, un sandwich d’Américains !
Mais parfois, à force de kilomètres, à force de voir la route défiler derrière mon guidon, je me demande si ce n’est pas la route qui avance, plutôt que moi. Il me semble que c’est le bitume et les graviers qui se déroulent sous notre monture immobile. À force de voyager, on perd ses repères. On ne sait plus trop où l’on va, ni trop pourquoi. La raison première s’est un peu noyée dans ce qu’on a vécu, l’encre s’est diluée, le message n’est plus très clair. Malgré tout on poursuit cette intention fantôme qui ne nous quitte plus : “keep going ». C’est la seule chose qui importe. On avance malgré ce tout ce que l’on croise. Au delà de toute logique. Simplement mu par le vague espoir que la maison et le repos seront au bout du chemin.
Parfois, j’ai peur de finir comme Ray Garraty, le héros de ce bouquin de Stephen King : Marche ou crève. C’est l’histoire d’un jeu, d’une course, où 100 jeunes doivent marcher sans interruption aucune pendant plusieurs jours à travers les Etats-Unis. Une balle dans la tête à tout ceux qui s’arrêtent. À la fin, dernier survivant ; après avoir marché pendant plusieurs jours, Ray passe la ligne d’arrivée mais ne s’arrête pas. Comme entraîné par cette volonté irrationnelle qui l’a poussée jusque là, par une obstination plus forte que tout, et alors qu’il peut enfin s’arrêter sans crainte, il se met à courir.
J’ai peur qu’il nous arrive la même chose. L’intention fantôme qui nous pousse un peu plus loin chaque jour, aujourd’hui décolorée sera peut-être plus forte que la destination. L’irrationalité de notre marche peut ne pas s’arrêter, se soumettre à la raison de la fin.
Heureusement, je suis rappelé à la raison, quand je vois ces voyageurs qui ne se sont jamais arrêtés. 65 ans et toujours sur la route, sans famille ou presque, sans ancrage. Je les vois comme des bouées qui se sont détachées et qui dérivent. Heureusement notre chemin est une course et non une fuite.
Tous les ouvrages de vulgarisation scientifique qui traitent de la relativité restreinte évoquent le paradoxe des jumeaux. Nous sommes un peu comme ce jumeau parti faire un grand voyage. Je vous explique :
L’un part faire le tour de la galaxie à une vitesse proche de la lumière, l’autre reste sur Terre. Lorsque 5 ans plus tard, le jumeau voyageur revient sur Terre, il n’a vieilli que de 2 ans. Tandis que celui resté sur Terre accuse bien ses 5 ans de plus. C’est un des paradoxes temporels expliqués par la relativité générale.
Va t’il se passer la même chose pour nous ? Non que nous aurons moins vieilli. Avec le soleil, parfois d’altitude qui brûle notre peau depuis le départ, je pense que de ce point de vue, ça sera plutôt l’inverse. Mais plutôt, durant tout ce temps déconnectés de notre famille, des naissances et des décès, des ruptures et des rencontres, ou de ce qui se passe dans la société, dans le monde et en France, des avancées technologiques dont on entend pas parler, des modes vestimentaires, des blagues qu’on peut plus faire, du prix du croissant de la baguette et du café noisette et des choses qui ne se font plus, des nouvelles lois. Il s’en passe des choses pendant 400 jours sur notre planète Brompton, mais sur la vôtre c’est incomparable. Et croyez moi, ce ne sont pas les news que l’on reçoit sporadiquement sur nos téléphones qui nous décrivent l’évolution de la société, qui nous permette de saisir la complexité de votre monde en perpétuel changement. Serons-nous comme ce jumeau qui n’a pas vieilli à la même vitesse que le monde ? Serons-nous ce jumeau rempli de repères obsolètes ? Arriverons-nous à remonter dans le bus ? On se demande, on ne sait pas trop, mais je crois, secrètement qu’on espère rentrer après les prochaines élections présidentielles, la coupe du monde de foot, la saison de Koh-Lanta et la mort de Johnny ; ça sera toujours ça de moins.
Par contre, si l’Amérique n’est pas le pays de toutes les libertés, comme on l’a évoqué précédemment, elle est le pays des rencontres. On fera un bout de route avec Sara du Kansas et sa bonne humeur explosive, son sourire à 1m 80 au-dessus du niveau des pieds, avec Mathias de Haute-Savoie et son vélo à trois roues qui ressemble plus à une charriote diabolique de Gaston Lagaffe (sa page Facebook ici) qu’à un véritable moyen de transport, Anne de Suisse qui aura la folie de nous rejoindre pour 3 jours de rigolade et de merveilleux pique-nique de spécialités suisses, et enfin Pauline et Christophe de Liège (leur blog ici) avec qui on s’amusera bien à faire tourner en bourrique les cowboys de la route ici nommés « sherifs ». Quel plaisir de se retrouver entre amis et parcourir les kilomètres. Tous est plus riche : discussions, pique-niques, rigolades, expériences.
Et tous ces hôtes qui nous ont ouvert leur maison et leur coeur. Gili, Maya et Neil, Rose-Marie et Jeff, Stéphanie et Zack, Michaël et Margareth, Daimon, Betsy et Randy, Mary, Bruce, Laureen et David, Kathie, Emily et Chris, Grant et sa famille et enfin Mathieu. Tous un monolithe de gentillesse dans notre voyage. L’itinéraire se dessine entre les rencontres plutôt qu’entre les villes que l’on croise. Fini les cartes, fini la géographie, ce sont ces âmes qui sont nos repères. Je n’oublierais jamais comment Betsy, les larmes aux yeux, nous prendra dans ses bras et nous demandera de faire bien attention sur la route. Comment David nous glissera de bonnes barres énergétiques dans nos sacs juste avant de partir, avec quelle passion Emily nous fera visiter pied nus son poulailler et ses tout petits poussins trop mignons, comment Mickaël nous a attendus avec deux sièges et une petite glacière remplie de boissons fraiches ou comment Mathieu nous fera découvrir son San Francisco secret et la meilleure recette de crêpes de l’univers. L’Amérique, soyons honnête, c’est aussi ça, une merveilleuse sociabilité, une ouverture d’âme incroyable. Une volonté de se dépasser, de s’accomplir, de se libérer.
Anthony
Caroline – Lions Gate Bridge – Vancouver – Canada
Vancouver – Canada
Lions Gate Bridge – Vancouver – Canada
Port Angeles – USA
Chez Michael et Margaret – Port Angeles – USA
The neighborhood – USA
Laverie – Péninsule olympique – USA
Maison hantée – Sequim – USA
Merci Casey et Aimee – Péninsule olympique – USA
Chez Daimon – Olympia – USA
Supermarché – USA
Caroline – USA
Nos hôtes merveilleux : Randy, Betsy et Tess – Centralia – USA
Caroline – USA
Petit déj avec Anne – Champoeg State Park – USA
Des poules et des Bromptons – USA
Océan Pacifique – Lincon city – USA
Evergreen Aviation & Space Museum – USA
Regarder la mer – Waldport – USA
Your neighbor is watching you – Newport – USA
Lewis & Clark Bridge – Oregon – USA
Humboldt – USA
Humboldt – USA
Lakeside – USA
Humboldt – USA
Forêt d’Humboldt – USA
La fine équipe (Caroline, Sara, Matthias et Anthony) – Prairie creek – USA
Humbolt – USA
Humboldt Redwoods – USA
A l’assaut des séquoias géants – USA
Séquoia VS Brompton – USA
Californie – USA
Petit déj à Harris Beach State Park – USA
Démonstration de force – Fort Dick – USA
Chez Kathie – Paroisse de Crescent City – USA
Incendies de Californie – USA
Cimetière militaire – USA
L’équipe – USA
Sara – Crescent city – USA
Prairie Creek Redwoods State Park – USA
Chez moi – USA
Compagnon – Bodega bay – USA
Manchester – USA
Le rocher et l’enfant – Brookin – USA
Chez Emily – Arcata – USA
Chez Emily – Arcata – USA
Sandbeach – USA
Empreintes – Sandbeach – USA
Sandbeach – USA
L’Américain – Valley Ford – USA
Pauline et Christophe – Bodega bay – USA
Bodega bay – USA
Newport – USA
Golden Gate Bridge – San Francisco – USA
Golden Gate Bridge – San Francisco – USA
Le rêve de gosse – A vélo sur le Golden Gate Bridge – San Francisco – USA
Matthias – Golden Gate Bridge – San Francisco – USA
USA
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