Le matin, lorsque nous sommes enfin prêts, il est déjà 10h. Je regarde une dernière fois sous les lits, je vérifie que rien n’est resté accroché à une prise et jette un dernier coup d’oeil dans la salle de bain. On déplie les vélos, on fixe les sacs, un velcro en haut pour la stabilité, un velcro en bas pour la pédabilité. On met nos casques et on enfourche nos vélos pour la nouvelle journée. Nous prenons une nouvelle fois la route pour cet ailleurs.
Moi devant ; toujours le matin et Caroline, pas très loin non plus. Nous nous suivons dans le bruit de la ville. Souvent, on démarre la journée à sortir de la ville où l’on a dormi. On découvre son autre facette à la lueur du jour.
On avance, on avance, pas bien vite, mais on avance quand même et c’est bien ça l’essentiel. Mais déjà on commence à sortir des rues pavées, qu’il faut trouver de quoi manger pour la journée. Petite épicerie, boulangerie, supermarché, même combat. On gare les vélos, je reste à coté, je sors mon portable et je scrute la route pour la journée et Caroline part affronter les étals. Chacun son menu. Pour l’instant c’est routes départementales et pique-nique aux mets locaux sur un muret ou sur un banc public.
Heureusement que Caroline sait mettre de la gaité et de la diversité dans nos repas quotidien. Elle évolue en fonction des produits que l’on trouve ou des fruits que l’on grappille.
Des heures sur la route, coup de pédale après coup de pédale, on avance. La route tourne, le guidon tourne, et les roues tournent. Tout tourne dans ce qui semble déjà être cet éternel, celui qui se prolonge, celui qui continue malgré la fin. Alors, dans cette rotation de toutes choses, dans cette répétition infinie viennent les pensées. Elles arrivent, comme le sommeil vous prend et l’on pense. On pense sans raison, on ère sur ce chemin d’idées qui n’ont aucun sens. On pense et l’on repense sans cesse jusqu’à l’ivresse. D’abord, c’est la contrariété de la veille, une petite histoire, un truc que l’on a pas aimé, un truc qui nous a chagriné, sans plus, mais bon, maintenant que le cerveau peut s’exprimer on y repense. À ce qu’on aurait du dire ou ne pas dire et ce que l’on aurait pus faire ou ne pas faire. On plonge dans ses pensées de plus en plus profondément. On oublie le vélo, la route, le guidon, le mal au fesse. Intellectuellement on est descendu à la cave. Puis doucement, comme l’horizon lointain, on s’élève doucement, on fait des pactes avec nous même. On se pardonne, on s’avoue des trucs, on comprend, on prend du recul. Et puis soudain, un flash fulgurant. Celui d’être sur nos vélos, sur le chemin de notre grand projet. Les cheveux dans le vent, la pente a changé de sens et le soleil nous chauffe dans la descente. On s’est égaré dans cet état demi-conscient et on se réveille encore une fois aujourd’hui. Je me demande combien de temps je passe par jour à ressasser toutes ces idées et quand je vais enfin arrêter de chercher à m’échapper pour vivre enfin éveillé.
Alors, enfin éveillé, on lève les yeux et on commence à regarder, d’abord la route puis autour de nous. Les barrières de sécurité. « Tient ici elles font un double W, alors que chez nous ce n’est qu’un seul. Ça doit couter plus cher et consommer plus de métal… blablabla intellectuel ». Les bords des routes, on n’y trouve un peu plus souvent qu’en France, des paquets de cigarettes, des emballages de tablettes de chocolat ou des bouteilles en plastique. On lève encore les yeux et l’on voit les maisons. Cyprès, double créneaux et tuile sont de rigueur. Les mêmes barrières pour délimiter la propriété que chez nous. Il y a tout ces camions sur la nationale, SS qu’on les appelle ici. On se demande pourquoi tant de camions alors que cette nationale suit presque parfaitement l’autoroute… on réfléchit et l’on suppose que les péages sont trop chers. Ça colle, on passe à autre chose. Et puis, il a aussi ces pistes cyclables de 50 m pas plus. Bref, tout est sujet à réflexion et principalement à comparaison avec ce que l’on connait. Ce qui se fait en France.
Alors on se réveille encore une fois de cette torpeur comparative. On lève une énième fois les yeux, puis on voit les gens, les Italiens. Très intrigués de nous voir sur nos drôles de montures, on les salut de la main, ou d’un « Ciao » qui tente d’exprimer toute mon Italienneté sommeillante.
Grâce à www.warmshowers.org on rencontre Filippo, ce grand gaillard barbu, chercheur en physique qui nous accueille chez lui, à Padova, les bras ouverts. Cyclotouriste, comme nous, il voyage souvent et nous a offert l’hospitalité, la vraie, celle que l’on croyait de l’ancien temps. Fête du poulpe sous le chapiteau de la paroisse de Noventa le soir même. On rencontre ses amis avec qui nous trinquons et qui nous demandent comment nous avons fini là. On discute et on picole ce vin rouge si doux, si sucré qu’il ressemble à du jus de fruit. On est plus que ravis quand on est invités le lendemain par Chiara à la soirée de lancement du blog culinaire micibo.it. Cupcakes à la courge, gorgées de Moretti et ambiance chaleureuse dans un espace de co-working décoré avec amour.
Le dimanche, Filippo et David nous accompagnent jusqu’à Venise à vélo. Filippo, qui a conduit à démontrer que non, les neutrinos de San Grasso ne vont pas plus vite que la vitesse de la lumière, ne tardera pas à comprendre que notre vitesse en Brompton n’est pas supra-lumineuse elle non plus.
Nous arrivons ainsi à Venise, où nous rencontrons Andreas et Elena. Ce n’est pas la beauté de la lagune lors du coucher de soleil, ou la poésie colorée des maisons de Burano, mais bien l’infinie gentillesse qui me feront pleurer d’émotion le soir en leur disant au revoir. Tous ces gens ont été adorables avec nous.
Ce qui nous marque particulièrement, ce sont les efforts que font beaucoup d’Italiens pour parler français. Beaucoup mieux que nos 5 ou 6 mots d’italien qu’on sort à tout bout de champs. Beaucoup nous interpellent avec le sourire. Comme cette dame au marché de Padoue. Vers 18h30 au pied du Palazzo della Ragione, on décide de s’arrêter 5 minutes pour faire le plein de trucs à manger. Caroline doit trouver à manger et moi, tout en tenant les vélos, j’envoie le sms pour dire que tout va bien. Alors, la dame du marché s’approche de moi. Elle a la cinquantaine, elle est blonde, une gaillarde, genre elle aurait pu vendre du poisson à la criée du Grau du Roi, tranquille. Elle me regarde, regarde les vélos, sourie, regarde intriguée son ami qui est resté de l’autre côté du stand, puis me reregarde en me demandant quelque chose en Italien. Alors, dans un sourire gêné de ne pas parler sa langue mais d’aimer son pays et sa ville, je lui dis : « plegelove cycleta ». Oui parce qu’à ce moment, je croyais que ça se disait comme ça vélo pliable. Et je rajoute : « Giro de la moundo ». Elle comprend pas trop alors je répète en y mettant les mains, parait que ça marche mieux en Italien même si c’est pas bien facile quand on tient deux vélos et un téléphone. Alors elle répète « Giro del mondo con la bicicletta ? ». Alors je répond fièrement (parce que j’ai compris) : « Si ! ».
Alors là, elle se mets à éclater de rire, crier aux passants des trucs en italien qu’on comprend pas trop mais qui doivent surement dire : « T’as vu le jeune là, il fait le tour du monde sur son vélo ». Et elle crie, elle interpelle les passants, Elle me reparle en italien. Et je comprends toujours rien. En même temps y’a un Anglais, chauve, la soixantaine qui me demande la marque des vélos. Je lui dit que ce sont des Brompton, que c’est anglais et qu’on fait le tour du monde avec. Il me félicite et j’essaye aussi d’accorder un peu de mon attention aux gesticulations de la dame qui n’en finissent pas. D’autre collègues à elles l’ont rejoints et me parle aussi en italien. Pendant ce temps l’Anglais me dit qu’il est parti en Inde à vélo quand il avait trente ans. Et que c’était formidable. Je lui donne une carte de visite pour qu’il puisse suivre notre site. J’essaye tant bien que mal de suivre toutes ces discussions. Enfin Caroline arrive, les bras rempli de provisions. Elle me regarde, et me demande si j’ai pu envoyer le message… alors je lui montre la dame… mais elle a disparu, et l’anglais pareil. Bref, c’était la cohue y’a pas une minute et maintenant tout est redevenu calme. Alors, non, j’ai pas pu envoyer le message. C’est un peu ça le voyage. C’est l’alternance entre les extrêmes. Un jour on est les stars du marché, le lendemain, on est les cyclistes qui dérangent sur la nationale. Un jour on est au fond de la tente sous la pluie, l’autre on prend le petit déj dans une maison historique de Venise. Un coup à manger une pizza dégueu dans un resto de camping, un autre, on déguste une poêlée de champignons frais ramassés dans la journée et préparés par Caroline. C’est l’alternance. Et ça me plait. Le changement constant d’état, rien de fixe, c’est un peu ça notre quotidienneté. Il y a des choses qui deviennent routinières, chercher où l’on va dormir, accrocher les sacs, mettre les bouchons dans les oreilles et allumer les lumières quand on traverse un tunnel… et d’autres qui sont nouvelles chaque jour.
Anthony
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