Mendoza, Argentine, fin de matinée, le ciel est couvert et un vent froid souffle du nord. En face de nous, une montée de 200 km pour atteindre le col de Uspallata à 3200 m d’altitude, pour retrouver l’océan et le chemin du retour. C’est la fin, la dernière grande épreuve du voyage. C’est notre dernière chance de dépasser notre ultime limite puisque là-haut sous la neige se cache notre frontière intérieure.
Depuis l’enfilade de rues derrière l’auberge, on suit la carte pour atteindre la banlieue sud. Mais encore une fois, on se laisse dépasser par la taille de la grande ville. Mendoza est interminable, la route est longue et plusieurs heures sont nécessaires pour se libérer de ses derniers quartiers. Derrière nos guidons, on regarde la luminosité tomber et on s’arrête 2 fois manger des glaces pour se donner un peu de courage. Encore une fois, on regarde la carte avec humilité.
Pas encore sortis de la ville que l’atmosphère de la haute montagne nous entoure. Personne sur la route, le soleil est invisible et toujours aucun arbre dans ce monde de poussière. On dort dans ce camping vide, froid, sale et cher à la sortie de la ville. A part le gardien, on est seuls. Caroline ne prend pas de douche, elle n’a pas envie d’avoir froid. Une seule mauvaise surprise de plus et ça serait de trop. Moi je m’acharne, je fais un feu d’une heure pour prendre une douche de 2 minutes. Je mets mes chaussures pour ne pas marcher dans la crasse. J’en ressort à peu près propre mais un peu ridicule d’avoir tant besoin de confort, de réconfort.
Matin pluvieux, assommante ligne droite entre champs de maïs et raffineries. Sur les poteaux électriques, un rapace immense, tête de benêt, se fait attaquer par un couple de crécelles en colère. Le rapport de taille est immense, mais ils foncent quand même sur le colosse pour le chasser. Ce gros rapace, porte un sourire d’homme repu et les deux oiseaux qui tentent de le chasser ne se fatiguent pas. Lorsque l’un finit son attaque, l’autre prend de l’élan. Une telle volonté, un tel romantisme devant une bataille perdue me touche. Mais le gros volatile est impassible, il reste posé sur son solide poteau électrique en digérant. Alors je prends parti et je vise avec mon lance-pierre sans atteindre le rapace. On ressemble tant à ces 2 crécelles.
Sur la longue route qui mène au col, chaque virage passé nous plonge un peu plus dans cette ambiance de bout du monde. L’Argentine est un pays immense, même la Chine lui loue des terres. Le vieux chemin de fer de l’Altiplano, celui qui serpente sur les rives éboulées du Rio Mendoza nous accompagne encore une fois dans ce paysage semi-désertique. De vieux caténaires s’effondrent sur la voie et par endroits les rails d’acier rouillé s’entortillent comme du papier qui brule. Au loin on aperçoit les grands sommets, mais on approche lentement. Si lentement qu’on ne pense jamais y arriver. Dans l’infini, le temps n’a plus d’importance, alors on s’arrête et on dort une nuit dans une annexe au bord du lac de Potrerillos à 1450 m d’altitude. Une très vielle Renault 10 major et quelques arbres plantés rompent la monotonie poussiéreuse. Un feu de cheminée, un morceau de bœuf et les encouragements des Argentins qui nous accueillent et nous repartons sur la route du col. Nous contemplons en silence les larges vallées, les sommets au loin et cette route qui grimpe derrière l’horizon.
Je sens que Caroline est lassée du voyage, les montées interminables, les dépassements de soi et les sacrifices ne lui donnent pas l’impression de se confronter à quelque chose de grand. Il doit y avoir quelque chose au fond qui justifie toute cette réalité. En cherchant ces limites, en se confrontant ainsi à la nature je crois m’élever au-dessus mais je plonge encore un peu plus profondément en moi. C’est une volonté de se détruire un peu comme l’on détruit de la matière pour voir de quoi elle se compose. Pourtant, point de graal au fond, ce n’est que matière noire, gluante qui hante mes rêves depuis mon enfance. Il n’y a rien dans ce fond qui ne soit pas infini, en dehors des dimensions humaines, point de sens, point d’éveil. Cette ultime épreuve, c’est une évidente quête de non-sens.
Cette recherche de sens dont Caroline saisit instantanément l’absurdité, pourtant elle m’accompagne dans l’élan. D’une part car elle est têtue et d’une autre parce que rester ensemble est plus important que tout le reste.
Elle est comme un oiseau pris dans une grande migration. Et quand je la regarde avancer avec son vélo, c’est ce petit oiseau fragile que je vois voler.
Avez-vous déjà roulé à vélo à côté d’un petit oiseau ? Avez-vous remarqué sa façon de voler ? Ce n’est pas une ligne droite, mais en forme de cycloïde inversée. 3 coups d’ailes pour prendre de la hauteur et il se laisse planer en ouvrant ses ailes. Presque au niveau du sol, lorsqu’il est trop bas, il redonne 3 petits coups d’ailes pour remonter et continue jusqu’à atteindre sa destination. Petit effort, petit réconfort, il profite de chaque instant.
Caroline donne 3 rapides coups de pédale, elle me dépasse et se laisse se reposer sur sa vitesse, puis ralentie par le vent elle repasse derrière moi. Elle s’arrête presque puis redonne 3 petits coups de pédales. Elle fait du vélo comme on joue au yoyo. Si belle et si têtue, la tête dans ses rêveries. Faute de pouvoir voler, elle passe son temps à planer. Mais pour lui avoir posé la question, je sais de quoi ses pensées sont faites : ses rêveries sont strictement gourmandes. Un véritable univers de plats à déguster. Un royaume de crèmes glacées, de fromages fondus, de fruits frais… Caroline n’est pas bien grande, mais ses jambes sont assez longues pour effleurer les pédales et ses bras suffisamment longs pour secouer les casseroles. C’est un produit concentré.
Il faut la voir hurler contre les camions, pleurer de rage, il faut la voir s’agripper et secouer ce monde qui l’éprouve. Il faut voir la force de son cœur à lutter contre l’infortune.
Aucune mode ne saurait guider les conceptions de Caroline. L’ancrage dans le réel est immuable. C’est cette sensation d’être juste et en phase avec son environnement qui lui donne son assise. Si pressée d’arriver au bout du chemin, elle tempêtera jour après jour contre ses injustes obstacles qui s’opposeront à elle. Vent, pluie, côtes, camions, routes, neige. Congestionnée d’impatience. Elle hurlera jusqu’à l’épuisement mais ne baissera jamais les bras. Rien ne pourra rogner son intégrité, elle est la plus belle patriote de ses valeurs. Celles qu’elle ne peut oublier, même pour un lingot de simplicité, impossible, elle ne travestira jamais la réalité. Pas d’optimisme, pas de pessimisme, juste une réalité à affronter comme elle vient.
Et cette réalité doit se finir dans ce ciel gris noir que l’on aperçoit au loin. Il neige lourdement sur les sommets et là-bas c’est la fin.
Ce soir, on s’arrête dans une hospetaje à Uspallata et demain on s’attaquera réellement à la route de montagne. Une soupe chaude, des grillades dans le restaurant du village et un lit propre, tout ce qu’il nous faut.
Le matin, tôt sur la route, on filera rapidement et laissant partir sur la droite la dernière bifurcation avant le col, le dernier demi-tour possible. L’objectif de la journée est un camping à 50km. Annoncé sur ma carte truffée d’erreurs. Caroline me demande si je suis sûr pour le camping. Je lui mens bien sûr, je sais qu’on pourra toujours se débrouiller.
Les larges vallées se referment brutalement sur nous et les sommets lointains se rapprochent. Nous sommes à 2000 m d’altitude et le vent de face canalisé par cette vallée encaissée se fait violent. Mais les paysages sont incroyables, entre désert et montagnes. Nous sommes seuls pour affronter ce magnifique paysage hostile. Caroline tempête contre le vent et la pluie, ils éliment morceau par morceau son énergie.
Le midi, nous trouvons refuge sous une remorque de camion pour y manger et se reposer un peu. C’est sordide, mais on peut s’assoir sur une traverse et rester un peu à l’abri.
On chemine à flanc de falaise. Entre tunnel et route détrempée on arrive à la position supposée du camping, mais il n’y a rien, rien du tout. Il n’y a jamais eu de camping ici.
Alors, scrutant la carte sur le bord de la route, apparait un chasse-neige conduit par Daniel. Il nous promet un toit dans le prochain village, une ancienne mine avec des vieux baraquements de mineurs. On l’y retrouve deux heures après. Il nous ouvre la porte d’une de ces maisonnettes de briques roses et nous propose d’y passer la nuit. Nous campons joyeusement dans cette vielle cabane abandonnée humide et froide à 2300 m d’altitude en observant la neige tomber sur les sommets.
Il n’y aucun mobilier, alors on meuble de musique et de discussions sur la suite de la montée. Caroline prépare des légumes grillés et je monte la tente dans la pièce voisine. On dort bien à l’abris dans nos sacs de couchage.
Le matin au réveil, le vent et la tempête ont disparu, il fait beau et c’est magique de voir le soleil après tant d’absence ; qu’il puisse éclairer le fond de vallée. On commence la montée en marchant à côté de nos vélos, ça grimpe fort ce matin. Avec le soleil va l’optimisme et comme 2 prisonniers qui rêvons du monde où l’on sera sortis, nous discutons du retour, de l’après-voyage et des prochains projets. La route pour nous seuls, nous avançons rapidement.
Au bout d’une ligne droite, nous apercevons une énigmatique stupa au toit blanc, ces petits temples bouddhistes, si étranges ici. C’est un centre du parti humaniste de Silo, le penseur argentin.
On continue l’ascension et la neige qui se rapproche nous donne l’impression d’arriver à destination et on laisse le chemin de l’Aconcagua partir sur notre droite.
Il ne nous reste plus que 100 pesos argentin. De quoi se payer un sandwich chacun. Nous devons passer le col aujourd’hui, ou camper. Mais maintenant que tout est blanc, camper devient compliqué. Alors, on baisse encore une fois la tête sur la route. A regarder sa roue, à regarder ses jambes. Encore un tour, encore un tour. Se concentrer sur des choses simples ; tenter de s’hypnotiser pour fuir mentalement, essayer d’oublier ce que je vis pour accepter le présent. C’est ma méthode pour avancer. Caroline, elle, fait tout à la force de la volonté.
On dépasse Puente del Inca et le vent se lève. Les dernières pointes de ciels bleus ont disparu. De lourds et épais nuages tournent sur la route du col. Ils ont avalé les sommets et descendu le ciel à quelques dizaines de mètres au-dessus de nous. Il neige fermement et la route blanchit totalement. On roule sur la neige. On porte tous les habits qui peuvent nous tenir chaud. Double paire de gants, bonnet, cache-cou en polaire. On a même enfilé 1 ou 2 t-shirt sales. Caroline est épuisée, elle est pâle. Elle parle de « comment on va-t-faire maintenant », de « devoir faire demi-tour », de « Mais c’est quoi ton idée », « pourquoi tu t’obstines ? ». C’est la tempête absolue.
Mais comment accepter de faire demi-tour ? Pourra-t-on accepter un jour d’avoir renoncé ? Avec cette montée, on frôle l’essence même du grand voyage, on va passer à 2 doigts de la vie. C’est la victoire qui se trame au col, mais les limbes partout autour. Pardonne-moi d’être aussi entêté, mais la persévérance seule n’aurait jamais permis ça. Dans toute aventure la volonté n’est jamais suffisante. J’ai vendu de ma raison contre de la bête obstination.
Le vent qui descend du col arrache la neige fraichement posée et nous la renvoie sur nos corps gelés et nos derniers fragments de volonté.
Je frotte vigoureusement mes mains mais je n’arrive plus à les réchauffer. Il reste 200m de dénivelé et je n’ai plus aucune énergie de m’opposer à ce qui nous arrive. Le doute m’envahit une fois de plus. Puis lorsque je regarde Caroline je vois que ces cils sont devenus blancs. Le visage fermé et les yeux glacés de Caroline me ramène aux responsabilités. Alors que je m’étais tant promis de ne pas renoncer, je m’arrête au bord de la route.
Ce n’est plus de la volonté dont nous avons besoin, c’est de l’aide. J’arrête de m’obstiner. J’abandonne mon orgueil au vent et à la neige. Pour préserver l’essentiel, je fais outrage à l’opiniâtreté qui nous a porté jusqu’ici. Je laisse ici la limite ultime de ma force. Je pose à me pieds l’horizon indépassable de notre courage. Lorsqu’il n’y a plus de volonté, lorsque toute la construction s’est effondré et que mes yeux peuvent voir sans orgueil, il ne reste que l’amour que j’ai pour toi, la simplicité des choses qui nous lient, la force de notre connexion.
On fait du stop. C’est improbable à 3000 m d’altitude. Je sais pas si on y croit vraiment, ou que nous n’avons aucune d’autre solution, mais on plie les vélos et on attend comme 2 réfugiés rincés qui tentent de faire bonne figure sur le bord de la route gelée pour se faire prendre en stop.
Anibal, avec son break rouillé des année 90 nous fait grimper. Il fait le trajet 2 fois par semaine pour ravitailler sa guinguette d’altitude pour routiers suffisamment poétique pour vouloir s’arrêter manger un sandwich au point le plus haut de leur parcours. On laisse sur la route notre statut de réfugié. C’est insensé, alors qu’on affrontait sans espoir la Nature il y a 5 minutes, on se retrouve en sécurité, écoutant de la soupe hispanique à la radio et Anibal qui nous pose les questions d’usage tout en jonglant entre les camions bloqués par la fermeture du col et les flocons de neige gros comme des oeufs qui frappent son pare brise fissuré. Assis entre un pack de cannettes de coca et des caisses de poulet, on est en sécurité.
Anibal nous dépose à son restaurant du col. Avec nos derniers pesos, on se réchauffe devant une milanesa mayonnaise et un poêle à gaz qui chauffe cette auberge mal isolée. On joue avec le chat en essuyant nos doigts gras sur sa queue et dehors nos vélos se couvrent de neige. Le cuistot est énorme, il doit faire au moins 250 kg. Ce mec sympa nous sourit doucereusement à chaque fois qu’il revient du break rouge les bras remplis d’une caisse de mayonnaise et d’un pack de bouteille d’huile. Il est tellement gros, que je me demande si Anibal le laisse au restau quand il descend se ravitailler pour éviter de faire forcer le break dans la montée.
A bien y écouter, j’ai du ressentiment. Le cuistot n’y est pour rien, mais je crois que suis en colère de n’avoir pas fait ce dernier effort à vélo. 200 kilomètres de montée pour s’arrêter à 5 kilomètres du col, c’est comme la milanesa trop grasse, j’ai du mal à le digérer. C’est tout moi, à peine sorti d’affaire, que je regrette déjà. J’oublie si facilement ce qui m’a fait prendre cette décision, je ne sais déjà plus dans quelle de situation nous étions. Ma raison a eu le pas sur mon obstination, mais maintenant que nous sommes loin du danger, mon obstination est comme une envie de vomir, j’ai beau serrer les dents, y’a toujours des morceaux qui passent à travers.
Avec cette dernière épreuve, cette dernière montée gargantuesque de 200 km, on approche de la fin, on tend à l’asymptote du voyage. Ce col nous a permis de retrouver l’océan, de retrouver Léna et Aner à Santiago, Kikou à Valparaiso, puis on est descendu jusqu’à la Isla de Chiloé en passant par la région des 7 lacs et en traversant 2 fois encore la frontière Argentine-Chili. L’île de Chiloé termine la panaméricaine et on atteint cette ultime limite. Plus jamais nous irons aussi loin. Ce n’est pas simplement un point sur la carte, c’est une construction faite de sueurs, d’obstination, de bêtises, de futilités, de force et de volonté. Je t’ai vu pleurer, hurler et crier contre l’infortune de voyageurs qui se sont aventurés trop loin. Mais on a construit ensemble cette distance folle et la distance est une force.
Et on s’offre un coucher de soleil au bout du monde au prix de ton courage et de tes larmes.
L’implicite recherche de sens qui nous a accompagnés tout le voyage n’a pas donné la conclusion attendue. Ce n’est pas dans l’effort et la crispation qu’est apparu l’éveil, mais dans la simplicité, l’ouverture et l’acceptation. Dans la contemplation plutôt que la violente introspection. J’ai cherché au plus profond de moi cette vérité sublime, je n’y ai trouvé que l’intuition que la solution est à la surface. Qu’importe les buts qu’on se fixe, ils sont tous artificiels, ils sont tous là pour se prouver que le jour venu on arrivera à traverser la frontière. Ils sont là pour gonfler notre égo hypertrophié. Nous n’avons pas réussi à monter ce col par nous-même et malgré les difficultés on ne se fera pas l’affront de se trouver des excuses ni de se réconforter sur ce qu’on a déjà fait.
Ce voyage c’était pour se prouver quelque chose, c’était pour prendre notre premier soupir. Mais j’ai cherché du mauvais côté de la réalité et il m’a fallu arriver au bout pour y voir l’impasse. L’évidence du voyage est dans la rencontre. Il n’y a qu’amour et compassion, inutile de creuser au fond de soi, la lumière brille au dehors. Ce voyage intérieur n’était qu’une fuite, une errance ; nous avons failli nous perdre en arrivant à destination.
Notre voyage géographique se termine, le bout du monde était derrière ce col, mais notre aventure personnelle ne fait que commencer. Elle ne nous emmènera pas au bout du monde, elle n’ira pas chercher dans les abysses le sens des choses, elle laissera venir à nous cette réalité, cette quotidienneté infinie, cette paix qui nous entoure. Et à nous de l’accepter.
Alors aujourd’hui, ce voyage semble géographiquement fini. On a dépassé l’horizon. Les mystères qui nous fascinent nous ont conduit à faire ce voyage. On est parti chercher autour du monde cette chose qui nous manque et maintenant on va rentrer pour le trouver.
En haut du col – Frontière Chili Argentine
Chili – descente vers Santiago
Chili – Santiago
Volcan Lanín – Argentine
Frontière Argentine Chili – Parc national Lanín
Parc national Lanín – Argentine
Araucanie – Chili
Araucanie – Chili
Merci d’avoir suivi nos aventures !
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